Qu’est-ce que tu fuyais,
au juste ?
Il n’y avait que toi pour avoir peur de l’ennui comme ça.

C’est comme si tu devenais fou.
tes yeux qui accrochaient l’horloge sans manquer un tic, même le son éraillé des aiguilles finissait par t’arriver ; et tes doigts qui se frappaient frénétiquement l’un contre l’autre, tes pieds qui martelaient le sol -tout pour te distraire, pour ne pas y penser. C’était si effrayant que ça,
d’y replonger ?

Tu ne voulais pas

Parce que le goût de la tristesse avait toujours été bien trop amer dans ta bouche pour que tu puisses le supporter.
Tu aurais sacrifié avec plaisir tes jours de repos mais il en fallait ; tu ne pouvais pas te permettre de sortir simplement pour observer les gens dans la rue, n’importe qui te soupçonnerais. Mais depuis la fenêtre impossible d’y parvenir, chez toi c’était trop haut et la vitre rendait ta vue obstruée.
Samail,
tu es certain que tu ne dois pas te reposer ?
Ta forme n’est que sommaire,
ça ne pourra jamais échapper à Calliope que tu es épuisé.
Parce qu’elle sait ; elle sent au plus profond de toi ce que tu cherches si désespérément à fermer, quelque chose que personne d’autre qu’elle n’a jamais pu remarquer. Tu le voyais dans son regard -ses yeux sombres qui savaient que quelque chose déraillait.

Lire et relire sans cesse les mêmes livres finissait parfois par te lasser ;
écouter les mêmes programmes,
poser les doigts sur le piano dans son salon alors que tu en détestait pourtant le son ;
tout ce que tu essayais,
parfois,
ça finissait juste par te lâcher.

« - Ah… »

Un soupir.
Pourtant ce calvaire, c’était toi seul qui avait accepté de te l’infliger.

Et puis tu l’entends ce son qui claque dans l’air ; le bras flexible qui vient de traverser la pièce pour attraper le tien alors que tu refusais toi-même de bouger. Depuis ces derniers jours tu ne comptais plus les égratignures qu’elle t’avait infligée sans même le vouloir, l’instabilité de son évolution qui l’avait rendue bien moins douce que ce que tu connaissais.

« - Calliope, pourquoi…? »

Tu souffles ;
poses une main sur ton bras déchiré.
Parfois c’était devenu plus difficile de communiquer…

« Je n’aime pas te voir comme ça »
Bien sûr que tu ne la comprenais pas ; mais c’était étrange entre vous car c’était comme si tu ressentais ce qu’elle exprimait, que chacun de ses gestes et chacune de ses exclamations était un mot qui te parvenait.

« - ...c’est bon, on va sortir. J’ai besoin d’un café. »

Et pourtant ça n’avait jamais semblé aussi difficile,
aussi lourd d’avancer dans les rues bondées.
Les stigmates de Port-Wisteria étaient toujours gravées en elle ; sur les bâtiments, dans ton coeur, même ta bibliothèque avait subi et tu ne comptes pas le nombre de personnes qui auraient pu y passer -dont toi, mais tu n’acceptais pas de l’avouer.
Un pas après l’autre,
la difficulté piquait le moindre des muscles de ton corps
mais tu avançais.
Hélios dans les bras, Séléné qui rampait, les deux autres au chaud dans leur pokéballs -parce que tu ne pouvais plus te permettre de sortir Calliope n’importe quand, alors que la contraindre était une chose que tu haïssais.

Tu es un imbécile, Samail…
Propre d’apparence et pourtant tu ne faisais que te négliger.

Et tu semblais hors de tout, comme si tu assistais au monde depuis un autre point de vue, que tu n’étais pas vraiment là à cet instant et que ton esprit refusait de redescendre ; la clochette du café qui sonne quand tu pousses la porte, le son des voix qui s’élevaient et pourtant tu n’en captais aucune,
tout était si différent, tout était plus pesant.
Un pas après l’autre,
sans faire attention,
une voix au comptoir, une silhouette qui avance…

Le son du gobelet qui se renverse au sol,
un hoquet de surprise,
ton retour brutal sur terre est marqué par la honte.

« - ...merde. »

Profondément agacé, on pouvait dire que tu l’étais.
Sans même attendre tu sors un mouchoir de ta poche, tu te penches pour nettoyer la bêtise que tu venais de renverser ;
Hélios avait posé les pattes au sol pour te laisser bouger.
La boisson ne semblait même pas avoir atteint sa propriétaire mais en revanche, toi, l’énorme tâche qui souillait ton manteau t’avais échappée -et dire que tu n’avais même pas pris la peine de changer ta chemise écorchée. Si tu voyais l’allure que tu avais.

« - Attendez, je vais vous aider, c’est… »

Puis tu t’interromps quand tu relèves la tête,
tes prunelles qui se muent dans un semblant de surprise et de culpabilité.

« - Ophélia ? »

Tu avais l’impression de ne pas l’avoir revue depuis une petite éternité ; cette gamine sortie de prison que l’organisation t’avait demandée de surveiller. Tu l’y avais déjà vue de loin parfois et pourtant, vous aviez à peine eu l’occasion de communiquer. De brefs échanges, sans doute ;
mais il y avait une affection étrange qui était née,
peut-être parce que tu avais pris en peine ce sort injuste qui était tombé sur ses épaules et qui avait fait écho à tes pensées.

« - Désolé. Je vais repayer ton café. »

Alors face à la situation tu n’as qu’un soupir exaspéré ;
contre toi-même Samail.
Il avait fallu qu’elle te voie comme ça -personne n’aurait dû te voir comme ça, si incomplet quand tu déraillais.

C'était une situation stupide ;
et c'était rare,
Samail,
que tu te sentes baigner comme ça dans l'humiliation.

Était-ce de sa faute ?
Pas vraiment.
Tu l'aurais pourtant blâmée, si ça n'avait pas été ta connaissance ; tu lui aurais reproché ce qu'elle avait fait, alors que cette fois c'est toi qui n'avait pas levé les yeux pour regarder où tu allais. Mais aujourd'hui pourtant,
ton humeur n'était pas à ça.
Pas aux reproches inutiles ; seulement à l'ennui, aux soupirs faciles.
Tous les deux, au sol, à nettoyer -tu avais l'impression qu'autour de vous, le monde entier vous regardais. Sortir de chez toi n'avait définitivement pas été une bonne idée et c'était trop tard pour retourner en arrière, ce qui était fait était fait.

Mais tu ne pouvais pas lui en vouloir ;
aussi misérables que ça,
vous faisiez écho l'un à l'autre -c'est peut-être pour ça que vous vous entendiez si bien malgré la différence d'âges.

Et quand tu agis dans ces minutes qui passent tu as l'impression étrange d'être absent ; absent au monde, à regarder de l'extérieur, comme si tu ne guidais pas tes actions -que tu n'en demeurais qu'un simple spectateur, prisonnier de ton esprit à te laisser porter par lui.
Même quand tu repaies le café d'Ophélia ;
qu'elle t'invite à la rejoindre sur la terrasse.
Même quand l'air frai du dehors coule sur ton visage et agite tes cheveux ; tu ne bronches pas.

« - Ne soit pas idiote. C'est moi qui n'ai pas fait attention à toi. »

Enfin ;
enfin tu réagis, Samail.

Les billets glissant dans ta direction, c'est ça qui t'a fait percuter. Un claquement de la langue pour témoigner ton agacement, tu croises les bras et détourne le regard ; tu cherches à cacher ta propre gêne, mais tu es bien expressif aujourd'hui -il n'y a pas de chances que ça lui échappe. Ce n'était pas parce que ton manteau était tâché que tu étais si contrarié ;
mais parce que cette gamine se donnait trop de responsabilités.

Elle n'avait pas à chercher à porter le fardeau des autres ;
pourquoi se blâmait-elle autant ?
Elle aurait pu te reprocher de n'avoir pas fait attention à elle, d'être celui qui avait renversé son café -tu sais bien que n'importe qui d'autre l'aurait fait, peut-être même que tu aurais été le premier.

« - Je n'ai pas besoin de cet argent. Ni de repayer un manteau... C'est juste une tâche, je survivrais. J'en ai d'autres... Celui-là ira au lavage. »

Sérieusement...
Pourquoi ?
Pourquoi étais-tu si froid ?
Ça ne ferait que la faire culpabiliser davantage.

Tes doigts qui glissent sur les billets les repoussent vers elle et ton regard se perd dans le vague ; comme happé par une réflexion soudaine, alors que les passants défilent sous tes yeux sans prêter attention au monde. Ils ont déjà oublié... Peut-être que c'était toi qui l'avait prit trop à cœur -qui t'étais senti si déraisonnablement humilié.

« - …je suis désolé, Ophélia. »

A nouveau, un soupir ;
et voilà qu'enfin ton regard se pose sur elle, toi qui ne l'avait pas encore regardée dans les yeux jusque là.

« - Je suis... juste un peu fatigué. Aujourd'hui, particulièrement. J'espère que ta journée n'a pas été trop compliquée. Fais-le moi savoir si tu as besoin de quelque chose d'autre, je t'aiderais. Ce n'est pas toujours à toi de prendre le blâme pour les autres. Si ça peut te rassurer... Aucun de nous n'est responsable, on est tous les deux les idiots dans l'histoire. »

Un sourire ;
tu acceptes enfin de te détendre -enfin, à faire semblant, à ce moment-là.

« - Ça te va, comme ça ? »