1er Octobre. Alors que l’aurore teint le ciel de Novabi de ses couleurs orangées, il se tient là, seul, sur un toit d’une modeste bâtisse de Primcore. Vingt ans, qui partent en fumée. Le tonneau métallique face à lui brûle avec ardeur. Il y avait tout là-dedans, tout ce qui faisait son identité, tout son travail. Dossiers, rapports, un amas de papier, de données gravées sur des CDs, d’informations encodées sur des clés USB. Tout ce qu’il a été ici, réduit à néant dans l'indifférence la plus totale. Sa main glisse dans la poche de sa veste, en sort un paquet de cigarette à moitié plein. Une vient se poser sur ses lèvres, il se penche, sans crainte, vers le brasier, allumant cet objet mortifère venant emplir ses poumons malades de leur douce fumée empoisonnée. Il jauge un temps le paquet dans sa main, inspire longuement avant de le lancer dans le feu. Il n’en n’aurait plus besoin. Tout ça, c’est terminé. Retour à la case départ, à ce gratte-ciel de Volucité, il y a vingt années, à la décision qu’il avait prise alors. Une décision pour le mieux. Ce n’est qu’un simple calcul logique, son existence n’a aucun but, elle est inutile. Pendant vingt années, il avait pensé avoir trouvé un sens, une vocation, ici. Servir l’Organisation dans ses desseins même les plus sombres, car ils avaient besoin de lui. Il se pensait être une part importante, vitale, de cette entité dont les tentacules ont prise ferme sur l’archipel. Surveiller, analyser, détruire. Ces actes qui étaient bien les seuls sensés à ses yeux et pour lesquels on l’avait amené ici, arraché de la trajectoire qu’il s’était décidé à prendre. Connerie. Pure et simple. Il n’est pas un membre de l’Organisation, mais un outil. Un outil dont ils ont oublié la présence. Il les connaît tous, intimement, les a vus dans leurs meilleurs moments comme les plus terribles. Une ombre digitale qui les avait tous suivis, un par un, via l'œil des caméras. Une rumeur sordide pour faire peur aux nouveaux arrivants, pour qu’ils filent droit. Une véritable déité auréolée de mystère dans les ténèbres où elle habite. Un homme malade, aussi bien physiquement que mentalement dont les illusions furent fracassées brutalement par la réalité.
Il les haït. Pour l’avoir utilisé ainsi. Pour l’avoir piégé à continuer cette farce qu’est la vie. Il haït cet archipel stupide, qu’il n’a vu qu’à travers ses écrans, n’étant pas sorti de son antre durant ces vingt dernières années. Il hait les gens d’ici, stupides brebis appâtées par de belles promesses et aveugle face à la réalité de ce lieu “paradisiaque”. Il hait l’Organisation, sa toute-puissance, ses faux-semblants. Il se hait d’avoir naïvement pensé être quelqu’un. Il n’est qu’une ombre, une tâche oubliable de l’existence et c’est comme ça qu’il s’en irait. Dans ce coin paumé et désœuvré de Primcore, sans identité, sans passé, présent ou futur. Que peut-il faire d’autre ? L’Organisation est invincible, il avait lui-même veiller à cela. Tout semblant de rébellion avait été tué dans l'œuf et la population devenait de moins en moins apte à comprendre l’étendu du réel pouvoir de leur hôte. Elle possède une réputation impeccable aux yeux du public, alors qu’elle élimine sans vagues tout potentiel opposant à son régime. Il ne voyait pas de faille, c’était une machine bien huilée où l’information circulait sans cesse. Un monstre possédant une multitude d’yeux et tout en tas de bras prêt à abattre le marteau d’une prétendue justice contre ses ennemis. S’il y avait un moyen de les faire chuter, peut-être serait-il moins résigné ? Peut-être trouverait-il matière à mettre en œuvre sa rage et son savoir-faire ? Mais ce n’est pas le cas. Sa cigarette tombe mollement de ses lèvres, s’écrase sur le sol de béton. C’est l’heure. Il marche, simplement vers la rambarde de sécurité, un dernier obstacle avant le vide et la fin. Mais sa marche est interrompue, elle est là.
▬ Grimhild… Il pensait l’avoir laissé dans leur tanière, endormie. Comme lui, elle est anormale, non faîte pour ce monde. Mais il n’avait pas à cœur de la blesser face à l’acte qu’il compte faire. Elle avait été une fidèle comparse durant toutes ces années et il ne souhaite en rien lui faire du mal. Prenant exemple sur une autre amie de son passé, il voulait simplement sortir de sa vie, sans traces, sans peines. Peut-être aurait-elle trouvé un autre dresseur, peut-être serait-elle retournée à l'état sauvage. Il soupire, s’approche, elle bondit vivement pour atterrir dans ses bras. Il s’assoit sur cette rambarde, avec elle, le moment des adieux sans doute. Il ne sait quoi dire ou faire. Il reste juste là, serein face au soleil qui se lève.
▬ Tu ne devrais pas être là. Kof. L’extérieur n'est pas sûr. Trop de gens, trop de menaces. Ils avaient vécu parfaitement durant ces deux décennies dans les entrailles de l’Organisation. Si bien que c’est là sans doute la première fois qu’ils assistaient tous les deux au lever du jour. Un moment suspendu dans le temps, probablement le dernier souvenir qu'il grave dans sa mémoire. Un instant doux, brève éclaircit dans le ciel noir de sa vie.
▬ Tu as de quoi manger au bureau. Pour un moment. Kof kof. Après, il te faudra être forte et te débrouiller. Mais je sais que tu sauras le faire. Tu es capable. Kof. Elle ne dit rien, reste simplement blotti contre lui. Comprend-elle seulement ce qu’il dit ? Il n’en sait rien. Doucement, il tente de la déloger, de la déposer en sol. En vain. Le pokémon psychique reste fermement attaché à son maître.
Kof. ▬ Désolé. Je dois le faire. C'est mieux ainsi. Elle rechigne dans des cris qui sonnent comme des complaintes. Elle ne veut pas qu’il parte. Elle essaye de le retenir, de le tirer du bon côté de cette barrière, du côté de l’avenir. Mais il n’en n’avait plus. En détruisant toutes les données le concernant, il s’était assuré de s’interdire tout avenir ici. Car l’on ne peut vivre à Novalis tel un fantôme.
Grimhild lâche prise. Reste silencieuse. Peut-être avait-elle enfin compris. Peut-être a-t-elle capté les pensées de son maître et sa résolution de s’en retourner dans le néant. De quitter cette réalité dans laquelle il n’aurait jamais dû naître. Il lui lance un dernier regard, essayant d'exprimer une émotion qu'il n'arrive pas lui-même à saisir.
▬ Tu devrais peut-être rentrer… Kof kof kof kof kof. Il tousse, plus violemment cette fois. Son corps, déséquilibré sur le rebord, agit d’instinct et attrape fermement la rambarde. Un dernier sursaut de son instinct de survie. D’un revers, il essuie les quelques traces de sang tapissant ses lèvres. Foutu maladie. Essoufflé, il reprend avec peine.
▬ Je ne veux pas que tu vois ça. S'il te plait. Pour toute réponse, la Bibichut bondit par deux fois pour rejoindre sa tête. Son siège préféré. Elle ne veut pas partir, bien au contraire. Il était son îlot de quiétude dans le brouhaha de ce monde. Le seul capable de rendre les bruits stridents de toutes ces émotions moins pénible. Un bruit blanc engourdissant ses sens psychiques dans un cocon de sureté. Elle restera à ses côtés, jusqu’à la fin. Qu'importe ce que cela signifie. Soit. Il la sait trop bornée pour revenir sur sa décision. Et peut-être que terminer tout cela avec une amie ne serait pas plus mal. On meurt tout seul, mais il se berçait dans l’illusion que ce ne serait pas totalement exact dans leurs cas. Il expire tout l’air de ses poumons viciés. En avant.
Les sirènes d’alerte de la ville retentissent, son téléphone vibre. Comme il y a vingt ans, le destin avait attendu le dernier instant avant de lui faire un petit tour, changeant une énième fois la trajectoire de son existence.
MESSAGE D’ALERTE AU PUBLIC
ALERTE D’URGENCE
Ceci est une alerte d’urgence pour la ou les zone(s) suivante(s);
PORT-WISTERIA NORD, PORT-WISTERIA SUD, PORT-WISTERIA EST, PORT-WISTERIA OUEST.Évitez le secteur. Les zones résidentielles ciblées seront évacuées immédiatement par les autorités locales. À (heure), le Gouvernement Novabien a émis une alerte de chaleurs extrêmes pour ces zones de couverture mobile. Mettez-vous immédiatement à l’abri si un phénomène météorologique menaçant pouvant amener un risque pour votre vie ne se manifeste. Si possible, évacuez le secteur.
Quelque chose de grave se passe. Trop grave et inhabituel. Il sait qu’aujourd’hui se tenait un festival agricole dans le district portuaire de Wisteria. Un énième événement fait pour anesthésier les consciences de la masse dans une euphorie artificielle les empêchant de voir les barreaux de leur prison. Un événement rencontrant des problèmes plus que grave et éveillant en lui son instinct de prédation. Sans un mot, il passe à nouveau la barrière de sécurité, quitte ce toit, ce tonneau et les restes de son existence s’envolant par les vents en une infime neige cendreuse.
Le QG de l’Organisation est dans un chaos monstre. Un nid de fermites dans lequel un enfant sadique aurait mis plusieurs coups de pied. Ils courent, crient, cherchant à comprendre ce qui se passe à Port-Westeria. Il glisse dans toute cette cohue, retourne dans son antre, son bureau. 6m² de poussière, détritus et relent de tabac et café dans un sous-sol utilitaire du bâtiment. Il avait subtilisé un ordinateur portable sur sa route, un accès au réseau, à l’information. Installé sur son fauteuil, il reprend son rôle d’observateur. Il saute, de caméra en caméra, de point de vue en point de vue. Assiste au chaos sans sens de la scène. Les relevés météorologiques étranges. Les rapports températures anormales. Les attaques de plusieurs hordes de pokémons sauvages. Les exploits héroïques et actes irréfléchis des individus, dans la foule et sous le dôme. La confusion, la terreur, la violence et la mort. Le Scolocendre titanesque et le monstre de légende apparaissant dans sa chaude brume et disparaissant tout aussi vite. Il est là, face aux corps sans vie jonchés au sol, face aux blessés et mourants suppliants des secours qui n’arriveront pour la plupart que trop tard. Comme toujours, il est un simple spectateur apathique face à ce que l’écran lui présente. Il absorbe les données, et dans sa tête de sombres calculs se font. Les réseaux sociaux sont submergés de questionnement, de remarques et critiques. Les rapports préliminaires tombent, ce drame a fait de nombreuses victimes. Malheureusement, ils n’étaient pas dedans. Lestat, Elijah, Percy, des têtes qu’il aurait appréciés voir tomber. Ils sont vitaux, eux, au bon fonctionnement de l’Organisation. Sans ces têtes-là, l’hydre informe aurait eu bien du mal à se reprendre. Mais la machine était déjà à l'œuvre. Il voyait en direct le communiqué officiel se préparer, écrit par des êtres ayant tout autant d’empathie que lui, pesant chaque mot pour offrir un discours d’excuses aseptisé au possible. Un discours qui masque bien l’état du monstre tentaculaire qu’il pouvait apercevoir dans les échanges en interne. C’est la panique. Qui ? Quoi ? Comment ? Pourquoi ? Tant de questions face à une évidence des plus claires. C’était une attaque. Purement et simplement. Il a été formé à être un prédateur, par ses pairs, par la prison, par l’Interpolice, par l’Organisation et son instinct lui dictait que quelque chose d’infâme a été à l'œuvre ici. Une force tapis dans les ombres, qui avait frappé avec une force incroyable et s'était retirée aussitôt. Un coup de semonce ? Possible. Mais une preuve surtout que l’Organisation était peut-être un géant aux pieds d’argile. Comme lui, plusieurs eurent l’hypothèse que ce n’est pas un hasard si un pokémon gigamaxé et un monstre de légende sont apparus de concert dans un endroit regroupant une multitude de civils. Mais l’endoctrinement de certains, pensant aveuglément au plein pouvoir de l’Organisation, parvint à maintenir ce fait à la pure théorie. Stupide, mais c’est le prix à payer pour une loyauté aveugle sans doute.
Il ressort de là comme il en était venu, sans doute sa dernière visite au “QG” et seule véritable demeure sur cette île depuis son arrivée. Cette attaque a été un véritable éveil. L’Organisation possède bien des pouvoirs, mais en vingt ans elle avait sombré dans la pire des erreurs : la complaisance. Elle se pensait intouchable et quelque chose, quelque part sur cet archipel, avait profité de cela. Observer, attendre et frapper le moment venu. Une leçon si simple, la première qu’il avait apprise et qu’il avait pourtant lui aussi oubliée. Mais pas cet autre, dans l’ombre, qui par son action avait enclenché bien des changements. La confiance du public avait été ébranlée. Perte et colère soufflaient sur les braises d’une révolte en devenir. Et l’hideuse hydre avait chuté un temps de son glorieux trône. Mais, pire encore, ce drame lui avait montré la voie. Il sait ce qui lui reste à faire, pour emporter avec lui dans la tombe tout ce foutu projet. “Wilfried Whitewinter”, une existence factice pour un être qui l’était tout autant et qui, en accord avec sa nature, s’en retourne dans les ombres.
Patient. Attentif. Prêt.