Tu traînes les pieds. T’aimes pas Port-Wisteria. Pour plusieurs raisons. Déjà parce que c’est là que y’a eu cette connerie de festival agricole. Parce que c’est là que tes parents et ta petite sœur ont laissé la vie. Parce que c’est là que t’as tout perdu. Et c’est d’autant plus vrai depuis qu’Ophélia a disparu sans laisser de traces. Ça fait deux mois. Pas un mot, pas un signe, rien. Le néant. Tu sais pas quoi en penser en vrai, mais ça te bouffe. Pourquoi elle est partie ? Est-ce que c’était volontaire ? Est-ce qu’il lui était arrivé quelque chose ? Pourquoi elle t’as rien dit ? Elle a pas pu ? Pas eu le temps ? Elle y a pas pensé ? Ou alors elle s’en foutait de ta gueule au final ? Tant de questions…et aucune des potentielles réponses qui te conviennent à dire vrai. T’es à la fois en colère et perdu. T’es blessé en fait. T’aimerais avoir un moyen de savoir qu’elle va bien quelque part et en même temps tu lui en veux d’être partie sans rien dire, sans même laisser un mot, une piste, quelque chose. T’as même été jusqu’à voir les autorités - toi qui les évites comme la peste - pour essayer de la retrouver, mais personne sait rien ou en tout cas personne veut rien te dire.

Tu t’en veux aussi à toi-même. D’avoir accordé ta confiance. D’avoir ouvert un peu ton cœur. Parce que le fait est que maintenant t’es tout seul comme un con à attendre un retour qui n’arrivera peut-être jamais. Parce que malgré tes réticences et tes résistances, t’avais commencé à t’attacher. C’était ta partner in crime, celle qui arrivait à t’arracher un sourire avec ses piques, celle qui te comprenait, sur qui tu pouvais te reposer un peu pour oublier tes responsabilités et tes galères. Et depuis deux mois, t’avais plus rien de tout ça. Juste un grand vide.

À la base, t’étais passé dans ce quartier de malheur pour aller acheter de la poiscaille sur le port. Grâce à tes récents chantiers, plus ou moins légaux, t’avais réussi à amasser de quoi nourrir les filles convenablement pour une fois. Du coup tu faisais le tour des quartiers pour ramener des produits frais. Cependant, avant de repartir, tu as pas pu t’empêcher de passer devant chez elle. Chaque fois que tu viens dans le coin, tu peux pas t’en empêcher. Tu sais pas vraiment ce que t'espères. Après tout ça fait deux mois que tu viens, et que y’a personne, mais tu reviens, toujours. Pff..t’es con Zelan. Tu te rends compte à quel point t’as l’air désespéré alors qu’elle t’a laissé tomber comme une vieille chaussette. T’es ridicule.

Pourtant, encore une fois, tu essayes. Tu vas jusque devant sa porte et tu sonnes. Tu tends l’oreille, t’attends comme si quelqu’un allait t’ouvrir. Rêve pas mon vieux ! Tu soupires et te résignes, baissant la tête. Ton Draby te donne un petit coup de tête dans la jambe pour essayer de te réconforter. Tu le regardes avec tristesse, laissant pour une fois tomber ton masque.

“Aller viens Peck, on rentre…”

Après un dernier regard à la porte close, tu fais demi-tour et t’apprêtes à partir quand tu entends un petit clic. Tu te figes, incapable de te retourner. Est-ce que tu rêves ou est-ce que la porte derrière toi vient vraiment de s’ouvrir ?

La statue de marbre que tu es devenu en entendant la porte s’ouvrir s’effrite peu à peu tandis que tu te retournes, cédant à ton envie de croire en l’espoir qui te ronge. L’espoir de la revoir. Ton monde ralentit quand ton regard rencontre le sien et ton coeur rate un battement. Tu rêves pas hein ? C’est bien elle ? T’oses tellement pas y croire que tu restes là comme un idiot à la regarder la bouche ouverte comme si tu voyais un fantôme. Puis au fur et à mesure, tu prends conscience. Elle est là. Elle est revenue. Ou alors elle n’est jamais partie ? Dans tous les cas, tu te rappelles finalement que ça fait deux mois que t’es comme un con, sans aucune nouvelle. Ton expression se ferme alors. Tu regrettes d’avoir pu paraître vulnérable devant elle. Tu sens la colère qui monte et laisses échapper un ricanement amer, acerbe.

“Bonsoir... ? Bonsoir ? C’est tout ce que tu trouves à me dire après tout ce temps ?”

Tu t’approches un peu plus de la porte et par la même occasion d’Ophélia que tu as autant envie d’embrasser que de blesser. Tu lâches tes sacs de provisions qui s’écrasent au sol et lances ton poing dans le mur qui retient la porte.

“Où est-ce que t’étais putain ?!”

T’as mal à la main, mais c’est mieux que d’avoir mal au coeur. Tu sais pas encore si c’est la dernière fois que tu la vois, si tu vas choisir de lui tourner le dos ou si tu vas lui pardonner et tu préfères pas y penser. Tu redonnes un coup dans le mur et dardes ton regard accusateur et blessé sur elle. Tu ne prends même plus la peine d’être sarcastique, le ton montant bien malgré toi.

“Deux mois. Ça fait deux mois ! Pas un mot, pas une nouvelle, rien ! Où est-ce que t’étais ? Pourquoi t’es partie sans rien dire ?”

Nouveau coup dans le mur, t’oses pas regarder ta main, tu sais que tu saignes mais tu t’en fous. Tu veux comprendre, tu veux des réponses.

“Et tu comptais attendre encore combien de temps avant de me dire que t’étais revenue ? Est-ce que tu comptais seulement me le dire ? Je compte si peu que ça pour toi ? Hein ? Réponds !”

Tu cries, sans aucune honte, sans aucun garde-fou. Tu lui cries dessus pour entretenir ta colère et ne surtout pas lui montrer les larmes que tu empêches de venir. Manquerait plus que ça. Le souffle court alors que t’as envie encore de lui cracher ta colère à la figure, tu peux pas t’empêcher d’avoir l’impression que quelque chose cloche dans cette situation, cependant, tu es tellement enlisé dans tes émotions négatives que tu es incapable de mettre le doigt dessus.

Tu t’attendais à beaucoup de choses. Tu t’attendais à ce qu’elle se mure dans le silence et te referme la porte au nez en te disant d’aller te faire foutre. Tu t’attendais à ce qu’elle se braque et qu’elle te crie dessus en retour dans une rixe où vous vous seriez enfoncés pour voir lequel de vous deux était capable de faire le plus de mal à l’autre. Tu t’attendais à ce qu’elle hausse les épaules, comme si t’exagérais, comme si ta réaction était inappropriée. Tu t’attendais à beaucoup de choses venant d’Ophélia, mais tu t’attendais certainement pas à ça.

T’es comme un imbécile lorsqu’elle s’approche de toi et prend ton visage entre ses mains avec autant de douceur. Tu restes con, tu sais plus quoi faire. C’est comme un baume sur ta peau, sur ton coeur. Ton regard dans le sien, tandis qu’elle te cajole et te murmure des mots doux, tu desserres ton poing ensanglanté et ton autre main vient se poser dans son dos. Tu te sens perdu et en même temps tu t’abandonnes à ce moment, incapable de le briser, comme si ta colère s’était évaporée. Tu sens même une larme rouler sur ta joue et c’est quand tu sens tes barrières sur le point de céder que tu comprends ce qui te chiffonnait depuis que cette fichue porte s’était ouverte.

“Attends une seconde…”

Tu la repousses doucement pour briser ce contact qui t’as tant fragilisé et pour pouvoir la regarder. Tu ne cries plus, t’es juste complètement largué. Tu te repasses mentalement tout ce qui vient de se passer. Tu remarques alors la confusion dans ses yeux quand ils ont rencontré les tiens, ses sursauts pendant que tu frappais ce mur qui n’avait rien demandé. Tu remarques la couleur de cheveux bien plus claire, le maquillage bien moins présent, les vêtements bien plus féminins et cette douceur…Tu comprends alors avec un pincement au coeur que ce n’est pas Ophélia qui se tient en face de toi, jamais elle n’aurait été capable d’une telle délicatesse…Ton visage se décompose tandis que tu la regardes et que tu recules encore d’un pas.

“Je..j’comprends pas…”

Tu passes une main dans tes cheveux, sans te rendre compte que tu fous du sang dans tes mèches vertes, à dire vrai, tu sens même pas la douleur de ta main tellement la situation te dépasse.

“Si t’es pas Ophélia…qu’est-ce que tu fais chez elle ?”

Ta voix n’est plus qu’un murmure désespéré, tes illusions viennent de voler en éclats et t’as pas la moindre idée de ce qui est en train de se passer.

Tu sais plus bien où t’en es. Ni où tu es. Si ça se trouve, tu t’es planté de porte, c’était celle d’à côté. Si ça se trouve, tu t’es planté de quartier, t’as déjà dépassé Port-Wisteria sans t’en rendre compte et t’es allé vers la première maison parce que t’as pensé à elle. Si ça se trouve, c’est même pas réel, t’es en train de rêver, ou de cauchemarder. Et pourtant, tous tes si ne font que te ramener à l’indéniable cruauté de la réalité. Tu sais pertinemment au fond de toi que c’est la bonne porte, le bon quartier et que c’est tout sauf un rêve.

Sans un mot, tu ramasses tes sacs de provisions de ta main ensanglantée sans même vérifier qu’aucun d’entre eux ne se soit déchirés au passage. Le regard vague, comme plus capable de se fixer sur quelque chose, tu hoches la tête et prends sa main tandis qu’elle te fait entrer dans son appartement, ou celui d’Ophélia ? Ou le sien ? Tu sais plus très bien. Néanmoins, sa main dans la tienne a quelque chose de réconfortant et de déchirant. Parce que tu aimerais que ce soit celle d’Ophélia. Parce que tu sais à présent, et ce rien qu’au toucher que ce n’est pas celle d’Ophélia. Parce qu’il s’en dégage une douceur similaire à celle sur ton visage un peu plus tôt et tu as l’impression de redécouvrir une sensation oubliée.

Ton monde n’est pas fait de douceur, il ne l’a que très peu été, quand tu étais gamin. Puis tes soeurs sont arrivées, t’as commencé tes conneries, t’as rendu tes parents fous, tu les as repoussés. Dans tes conneries t’as connu les coups, le danger, l’urgence de ne pas y laisser la peau. T’as aussi repoussé tes soeurs, mettant une distance entre vous pour ne pas te laisser submerger depuis la mort de tes parents. Tu dois être le roc de la famille alors tu t’autorises pas à les laisser approcher, à percer ta carapace. Et Ophélia…ça a jamais été tendre entre vous, vous vous engueuliez souvent, tout le temps, mais vous vous compreniez du moins c’est ce que tu croyais…

Entrer dans son appartement te fait mal, parce que tu sais que ce n’est pas le sien. Tu y as pourtant tant de souvenirs. De soirées passées avec Ophélia, devant un film, ou toi à moitié déchiré et elle tout juste assez alcoolisée pour rire à toutes tes conneries, allongés sur le sol à refaire le monde en faisant des faux dessins sur le plafond avec les doigts. Dans un soupir résigné et presque fatigué, tu t’installes sur le canapé, ta main blessée sur ton jean pour éviter de salir quoi que ce soit, tes provisions posées à tes pieds et tu écoutes.

Tu écoutes cette inconnue te dire que ce qu’elle va t’annoncer est difficile à croire. Oh tu n’en doutes pas si ça concerne Ophélia. Cette fille a toujours été du genre à se fourrer dans des trucs pas croyables, comme toi d’ailleurs. Ça te rassure presque, en te disant qu’Ophélia s’est encore foutue dans une merde noire et qu’elle a trouvé un moyen de te contacter pour que tu puisses l’aider et la ramener ici. Sauf que c’est pas ce qu’on te dit. Le couperet tombe et si tu n’avais pas les photos sous les yeux tu ne l’aurais sans doute pas cru. Et en même temps, tu trouves pas ça si tiré par les cheveux que ça connaissant Ophélia ou plutôt devrais-tu dire Andy.

Tes coudes sur tes genoux, tu prends ta tête entre tes mains en riant nerveusement. Tu sembles reprendre un peu vie suite à cette annonce, mais pas forcément pour le meilleur.

“Pourquoi j’arrive même pas à être surpris ?”

C’est vrai, surpris tu l’es pas spécialement. C’est du Oph..enfin du Andy tout craché si tu peux encore te fier à ce que tu savais d'elle.

“Donc c’est toi Ophélia ?”

Tu poses la question, mais tu connais déjà la réponse, on vient de te la donner. Et même si t’es pas surpris, tu sens ton coeur se briser, se fissurer de l’intérieur. Tu te retiens de poser une de tes mains dessus parce que ce serait autoriser la douleur. À la place tu enterres ton coeur sous une couche de béton et tu retiens de toutes tes forces les larmes et les sanglots qui menacent de te réduire en miettes.

“Alors tout ça…tous nos moments, toutes ces promesses, tout ça n’était que des mensonges…”

Le dire tout haut te fait pourtant l’effet d’une bombe. Tu lui faisais confiance. Tu lui avais confié tes rêves, tes peurs, tes doutes, ton coeur même à la longue. Elle était la seule à qui tu t’étais autant ouvert. Elle n’avait fait que jouer avec toi tout ce temps. Et t’as beau le croire Zelan, t’es pas aussi fort que tu le prétends, t’es pas aussi insensible que tu veux le faire croire, et alors que la vie te trahit une fois de plus, tu craques. Tes mains se resserrent sur tes mèches vertes teintées de ton sang comme si tu allais te les arracher, tu as même oublié que tu étais blessé physiquement. Assis sur ce canapé, tu sanglotes comme un enfant. Comme l’enfant que tu as enfermé au plus profond de toi il y a des années.

Tu te l’étais interdit, et ce il y a des années déjà. Tu te l’étais interdit et pourtant tu es là, sur ce canapé. À pleurer comme un gosse. À pleurer dans les bras d’une nana que tu connais même pas, pour une autre nana que tu croyais connaître. Tu fais pitié Zelan. Pourtant t’as beau essayer, il est quelques minutes où tu es incapable de te reprendre, où toute la pression et la haine accumulée se déversent sur tes joues. Tu pleures pas seulement Ophélia, enfin..Andy. Tu pleures toutes ces injustices, toutes ces trahisons, tous ces deuils que tu as refoulés. Et son étreinte n’arrange en rien ta faiblesse. Cette étreinte à la fois inconnue et si douce que tu sembles l’avoir attendue toute ta vie. Cette main dans tes cheveux qui ose te dire que tout va bien se passer, que ça va aller. Cette main que tu oses croire. L’espace d’un instant, tu te laisses complètement aller.

Puis finalement, après quelques minutes, quand tu as pleuré à n’en plus pouvoir, tu ravales tes larmes, ravales la boule dans en travers de ta gorge, de ton estomac. Tu serres doucement celle qui a accueilli ton chagrin contre toi et lui murmure à l’oreille à quel point tu es désolé. Désolé d’avoir débarqué dans sa vie, désolé de lui avoir fait peur, désolé de lui avoir fait perdre son temps, désolé de s’être trop épanché. Ta voix chevrotante reprend peu à peu son assurance alors que tu enfermes à nouveau tes sentiments à double tour. Lorsque tu as repris contenance et que ton masque inébranlable est pleinement remis en place, tu mets fin à cette étreinte si tendre, si douce que tu voudrais pourtant voir s’éterniser à jamais.

“Je suis désolé. Pour tout. Désolé de ce qu’Oph…Andy t’as fait subir. T’as l’air d’être une chouette fille. Et désolé pour mon comportement.”

Ça te ressemble pas vraiment de t’excuser, de remercier, mais tu as la sensation que la situation l’impose. C’est peut-être aussi les réminiscences de ta faiblesse, les dernières traces visibles de celle-ci. Tu passes la main dans tes cheveux pour les remettre en ordre avant de la regarder vraiment, tu ouvres et refermes la chair blessée, comme si tu prenais enfin conscience de la douleur, du sang qui s’écoule.

“Je crois que je ferais mieux d’y aller, je ne veux pas te déranger plus longtemps. Merci d’avoir pris le temps de m’expliquer.”

Tu soupires en repensant à la conversation. Voilà bien quelque chose que tu auras du mal à digérer, n’est-ce pas ?