Le pas lent et hésitant dans les rues de Primcore, Cassandre pouvait déjà voir d’où elle était l’imposante Académie Uxie, l’académie de Novabi se dresser un peu plus loin devant elle. La demoiselle avait pris congé à l’Hébé Café ce jour afin de venir jusqu’ici. Dans quel but ? Difficile à dire. Trouver des réponses peut-être. Trouver quelque chose à faire. Une voie à emprunter. Une vocation. Servir les clients de l’Hébé Café n’était pas un fardeau en soi. Être témoin de petits instants de vie des passants venus se reposer autour d’une boisson chaude avait de quoi être formateur pour la jeune fille qui à défaut de se connaître elle-même aimait apprendre à connaître ceux qui l’entouraient. Invisible à leurs yeux et pourtant impliquée d’une certaine manière dans leur vie. Une implication infime, juste un café servi. Toujours avec politesse, souvent avec maladresse. De combien de personnes avait-elle déjà gâché la journée en renversant leur tasse sur leurs habits neufs et propres ? Sans doute trop…

Un soupir quitta ses lèvres entrouvertes tandis que ses iris se dirigèrent vers le sol. La vérité c’est qu’elle ne se sentait pas à sa place. Elle ne savait même pas ce qu’elle était supposée être. Cassandre aspirait à trouver ce qui la ferait vibrer. Ce qui donnerait un sens à sa vie qui n’avait été jusqu’à il y a peu qu’un théâtre dans lequel elle était la poupée articulée de son père. Et étant donné qu’elle était encore mineure, elle s’était dit que là était peut-être sa chance d’entrer dans une vraie école pour la première fois, elle qui avait été instruite à coup de professeurs particuliers dans sa prison dorée d’Illumis. Une nouvelle expérience. Un premier pas pour revivre pleinement dans cette échappatoire qu’on lui avait offerte. Pour se trouver.  

À moitié perdue dans ses réflexions, Cassandre ne manquait cependant pas de surveiller du coin de l’œil les Pokémons alentour, accompagnés ou non de leur dresseur. Surveillance qui s’étendait même jusqu’à son propre Pokémon. Tini. Le pauvre Dodoala qu’on lui avait confié et qui la suivait comme une ombre. Qui essayait de se rapprocher d’elle quand elle le maintenait à distance, physiquement et émotionnellement. Elle avait tellement peur de revivre la même chose qu’avec Helfir, son Pokémon d’antan. La morsure, la douleur, la trahison, l’abandon. Elle n’était pas prête à placer à nouveau sa confiance en l’une de ces créatures.

Progressivement, elle continua sa route vers l’académie, voyant cette dernière se rapprocher peu à peu d’elle au fur et à mesure qu’elle réduisait la distance qui l’en séparait. Quand tout à coup, un Rocabot lui barra la route. Instantanément, Cassandre se figea. Son regard se riva sur le Pokémon et elle recula d’un pas, la peur s’immisçant dans ses veines. Pourtant, le Rocabot ne lui prêtait alors aucune attention, trop occupé à renifler le sol en quête de quelque chose ou quelqu’un. Mais dans les yeux de la jeune fille, ce n’était pas un Rocabot qui se tenait devant elle. Cette forme canine, cette taille similaire. C’était Helfir qui se tenait devant elle, prêt à planter ses crocs dans son bras.

Le Rocabot redressa la tête et posa un regard curieux sur Cassandre qui recula à nouveau d’un pas en se tenant l’avant-bras, celui qui était marqué de la douloureuse morsure de son ancien Pokémon. Les yeux écarquillés, la respiration coupée, la jeune fille vit la créature entamer un pas vers elle et se crispa.

“Non…non ! Ne t’approche pas !”

Malgré sa supplication, le Pokémon effectua un pas supplémentaire vers elle et Cassandre retint un cri de panique en s’éloignant un peu plus de la créature, se rapprochant paradoxalement de son Dodoala sans s’en rendre compte. Tini ne sut d’ailleurs pas vraiment comment réagir, à tel point qu’il mit de lui-même un peu de distance avec sa dresseuse. Sans doute était-il surpris par cette proximité soudaine, ou alors il comprenait la détresse de la jeune femme et préférait s’effacer de peur d’aggraver la situation. Seul lui le savait. Cassie, elle, ne faisait même pas attention à tout cela, les yeux rivés sur le Rocabot.

Tandis que les larmes lui montaient aux yeux et qu’elle se noyait dans ses souvenirs douloureux, Cassandre aperçut soudain du mouvement dans son champ de vision. Un hoquet lui échappa lorsqu’elle discerna la forme lancée à pleine vitesse du Gobou qui passa non loin d’elle pour se précipiter sur le Rocabot. Elle fut cependant forcée de détourner le regard de la scène, ramenée dans le présent par la main d’une jeune femme qu’elle ne connaissait pas.

Sous le choc, la rouquine se laissa faire alors qu’on l’éloignait des deux Pokémons, trop perdue pour réagir quand bien même elle n’était pas friande des contacts physiques. Ses iris papillonnèrent sur le visage de sa sauveuse, entendant au loin les mots qu’elle lui dispensait. Tout va bien. Parti. Parti ? Encore tremblante, Cassandre tourna la tête vers l’endroit où le Rocabot se tenait précédemment. Plus rien. La respiration erratique, son corps se détendit tout de même de manière significative et elle lâcha son avant-bras qu’elle avait agrippé avec force. Elle laissa retomber ses bras le long de son corps et fixa encore quelques instants le vide laissé par le Pokémon. La rouquine reporta alors son attention sur la jeune femme qui l’avait aidée et passa une main dans ses cheveux, tentant de reprendre contenance.

“Je…c’est toi qui…?”

Incapable d’aligner deux mots tant elle haletait, Cassandre ferma les yeux pour se recentrer et souffla un bon coup, laissant s’éloigner toute la pression accumulée. Elle compta jusque dix dans sa tête, imaginant un ascenseur qui descendait jusqu’à soudain s’arrêter et s’ouvrir sur un magnifique jardin florissant. Elle s’imagina l’espace de quelques secondes déambuler dans cet endroit qui n’appartenait qu’à son imagination puis compta jusqu’à trois. Un. Deux. Trois. Dans un souffle, la rouquine rouvrit les yeux, retrouvant face à elle le visage de sa sauveuse.

“Désolée…j’ai eu…peur. Merci de m’avoir aidée.”

Malgré la tension qui l’habitait encore, la demoiselle tenta un léger sourire, qui ressembla sans doute davantage à une grimace qu’autre chose. Elle était aussi un peu gênée, ne sachant pas comment remercier la jeune femme ni trop quoi lui dire.

Encore légèrement secouée, un peu tremblante sur les bords et haletante, Cassandre se concentrait sur le visage de la jeune femme qui lui était venue en aide. C’était fini. Elle devait se calmer à présent. Pourtant, encore bien trop crispée, elle n’y parvenait pas malgré ses efforts. D’autant que les trois Pokémons qui les entouraient la rendaient nerveuse. Elle savait que l’un d’eux venait justement de lui rendre service, mais sa méfiance irrationnelle envers les Pokémons l’empêchait de se détendre en leur présence, surtout après ce qui venait de se passer.

D’un hochement de tête, elle se laissa guider vers le banc le plus proche, non sans jeter un oeil en arrière pour s’assurer une nouvelle fois que le Rocabot était bien parti et vérifier où chaque Pokémon présent se trouvait par rapport à elle. Automatisme. Se protéger. Une fois assise, elle accepta avec plaisir la gourde que lui tendait la jeune femme et but une longue gorgée qui lui fit bien plus de bien qu’elle ne l’aurait imaginé. Elle rendit alors la gourde à sa propriétaire dans un demi-sourire encore timide.

“Merci.”

Un petit silence s’installa durant lequel Cassandre passa une main dans sa longue chevelure rousse comme pour se remettre les idées en place, puis elle pivota légèrement vers sa sauveuse.

“Merci de m’avoir sortie de cette…rencontre inopinée. Et pour l’eau.”

Nouvelle pause, le temps pour la jeune fille de se rappeler qu’en effet la peur était plus ou moins passée.

“Toi…toi aussi tu as peur des Pokémons ? Pourquoi ? Tu as l’air pourtant à l’aise avec…ceux qui t’accompagnent.”

Elle jeta un oeil vers les Pokémons en question, les désignant d’un léger mouvement de tête, sans pour autant trop oser s’attarder avant de regarder son propre Dodoala qui restait encore à l’écart malgré l’envie de s’approcher qui semblait le parcourir. Cela fit un peu de peine à Cassandre qui recommença à culpabiliser pour le Pokémon qui n’avait rien demandé. Simplement, elle ne pouvait pas. C’était plus fort qu’elle.

Tandis qu’elles parlaient, Cassandre vit du coin de l’oeil la jeune femme rentrer ses propres Pokémons dans leur Pokéball. Elle lui en était silencieusement reconnaissante. Elle se détendit quelque peu à présent moins entourée de petites créatures. La rouquine se mordit la lèvre inférieure, quelque peu honteuse que sa peur n’impacte davantage les autres autour d’elle. Sa sauveuse ne devrait pas avoir à cacher ses compagnons juste pour elle…

Elle eut un pincement au coeur supplémentaire quand elle vit Tini s’approcher de la dresseuse sans se faire prier. Le pauvre recevait si peu d’affection et de considération de la rouquine. Il ne méritait pas ça. Vraiment pas. Serait-elle un jour capable de s’occuper convenablement de lui ? Elle l’espérait au fond, ce serait cruel pour le Pokémon s’il était condamné à vivre dans l’indifférence de sa dresseuse. D’autant qu’elle savait bien ce que cela faisait de vivre dans l’indifférence d’un être cher. C’était injuste. Ça faisait mal.

C’est sous la surprise que Cassandre finit par lâcher le Dodoala des yeux pour fixer son regard sur la jeune femme à côté d’elle. Elle ne s’attendait pas à une peur si similaire à la sienne. Comment avait-elle su dépasser ça pour ne pas le généraliser à tous les Pokémons ? Attentive, elle l’écouta lui raconter l’origine de sa peur et sentit un noeud se former dans sa poitrine. Au final, les deux femmes avaient vécu plus ou moins la même chose. Cela rendait Cassandre triste, la jeune femme qui l’avait aidé était d’une gentillesse rare et il lui semblait impensable que quelqu’un ait pu s’évertuer à lui faire du mal ainsi.

“Je suis désolée…ça n’a pas dû être facile tous les jours…”

D’un sourire contrit, Cassandre laissa son dos reposer contre le dossier du banc et détourna le regard. C’était à elle maintenant n’est-ce pas ? Elle devait bien ça à celle qui l’avait sortie d’un mauvais pas. Elle soupira tant par résignation que pour se donner du courage.

“J’aimerais oublier…”

Sa phrase resta un instant en suspend tandis que le noeud qui s’était formé dans sa poitrine remontait dans sa gorge.

“Malheureusement…on n’oublie pas ce genre de choses. Toi même tu le sais, n’est-ce pas ?”

Elle offrit un sourire empreint de tristesse à sa sauveuse avant de se reconcentrer sur un point dans le vide.

“J’ai vécu dans une prison dorée qu’était la maison familiale. Mon père est le dirigeant de la compagnie Esperanza à Illumis. Il y a quelques mois, avant mon arrivée à Novabi, mon père a voulu me marier à un parfait inconnu, sans doute bien plus vieux que moi, pour l’avenir de la boîte. J’ai tenté de fuir la maison familiale avec mon Pokémon. Helfir. Un Grahyena.”

L’adolescente se mordit la lèvre, tentant de garder le contrôle de ses émotions, qui remontaient tandis que les images défilaient encore devant ses yeux comme si c’était hier.

“J’allais bientôt quitter la ville quand je me suis retrouvée seule. J’ai fait demi-tour, je ne voulais pas abandonner mon compagnon. Je m’inquiétais.”

Nouvelle pause. Elle serra les poings sur ses manches pour avoir la force de continuer son récit.

“Helfir est revenu. Avec mon père et des gardes du corps. Il m’a poursuivie, toutes griffes dehors, il m’a sauté dessus et m’a mordu le bras.”

Elle releva la manche de son pull pour découvrir la cicatrice en forme de croissant de lune qui ornait son avant-bras droit. Elle passa les doigts sur l’ancienne blessure avant de la cacher à nouveau sous le tissu.

“Je n’ai plus été capable de faire confiance à un Pokémon après ça…”

Dans un soupir, elle regarda Tini puis la jeune femme, le regard triste et désolé.

Elle vit le regard triste et horrifié de sa sauveuse tandis qu’elle lui racontait son histoire. Comment ne pas le voir ? Une telle lueur dans les yeux d’un autre aurait mis la rouquine mal à l’aise, mais la jeune femme à ces côtés comprenait. Elle savait de par son expérience similaire. Il était bon de pouvoir se confier sans avoir affaire à la pitié habituellement si naturelle à son égard, ni à l’incompréhension ou au jugement parfois. Certains qualifiaient cette peur d’irrationnelle, exagérée.

Cassandre se crispa bien malgré elle à la énième tentative d’approche du Dodoala, la patte tendue dans l’espoir déchirant de l’atteindre. Un énième espoir réduit à néant par le léger mouvement de recul qu’elle ne put réprimer.

Les mots de sa confidente avaient quelque chose de rassurant. Déjà parce qu’elle comprenait, mais aussi parce qu’elle lui promettait implicitement que la peur n’était pas insurmontable quand bien même c’était l’impression que l’adolescente avait toujours eue depuis ce jour.

“Je t’admire, tu sais…je ne sais pas si j’en serais capable un jour.”

Quant à l’idée d’avoir un Pokémon canin, n’en parlons pas, ce jour n’arriverait sans doute jamais.

Le coeur de Cassandre se serra à nouveau dans sa poitrine à l’évocation de Tini et de tout l’amour qu’il avait sans doute à donner. Elle n’eut pas le courage de le regarder dans les yeux. Trop honteuse. Trop effrayée de lui donner des espérances qu’elle ne pourrait peut-être jamais remplir. Elle soupira, comme dépassée par les événements et reporta son regard ambré sur la jeune femme.

“Je ne sais pas si j’y arriverais…mais je veux bien essayer. Tini mérite mieux que ça, je le sais bien. Merci pour ton aide juste avant et…celle à venir si tu le veux bien. Je ne peux pas passer ma nouvelle vie dans la peur. Je ne le veux pas. Ce serait laisser gagner mon père et il n’en est plus question.”

La rouquine se força à poser les yeux sur le Dodoala et lui offrir un sourire qui ressembla plus à une grimace qu’à autre chose. Elle se sentait si vulnérable, résultat du passé et de la situation stressante à laquelle elle avait été confrontée quelques minutes plus tôt, mais avec une alliée à ses côtés, elle se sentait un tout petit plus forte. Un tout petit peu, mais c’était peut-être la première petite impulsion qui allait bientôt changer les choses.

L’optimisme de la jeune femme acheva d’aider Cassandre à se détendre qui se laissa reposer complètement contre le dossier du banc sur lequel elles étaient assises. Il était agréable d’être comprise et soutenue. Elle laissa échapper un profond soupir de soulagement avant de parvenir à sourire réellement à son interlocutrice.

“Merci, vraiment.”

Elle pouvait donner l’impression de ne cesser de se répéter, mais ses remerciements étaient sincères. Le sourire de l’adolescente s’élargit encore lorsqu’enfin elle put mettre un nom sur le visage amical de sa sauveuse et elle hocha la tête à son attention.

“Enchantée Alicia, moi c’est Cassandre.”

Son expression changea alors soudainement, de la réalisation à la confusion puis elle détourna le regard en se triturant les mains.

“Je suis désolée d’avoir autant usé de ton temps. Tu avais peut-être des choses à faire avant de tomber sur moi ?”

Elle-même était censée se rendre à l’académie Uxie. C’était pour ça qu’elle était venue jusqu’à Primcore en premier lieu, mais elle ne se sentait plus vraiment de s’occuper de cela à présent. La rencontre avec le Rocabot et le retour sur son passé avec Alicia avaient quelque peu ébranlé sa détermination. Peut-être une autre fois. Toujours était-il que si elle abandonnait ses projets du jour, Alicia avait sans doute les siens et elle ne voulait pas les perturber davantage.