Un spectre. Une ombre. Une tâche noire sillonnant une des vallées enneigées de Lanula, teintant les flocons sous ses pas de quelques tâches carmines. Une erreur de calcul. Encore une. La vie loin de son domaine dans les entrailles de l’Organisation, loin de la sécurité relative de la ville, n’était décidément pas faite pour lui. Il surestime, encore et toujours, ce que sa condition peut bien lui permettre. Et pire encore, il ne sait pas se débrouiller en pleine nature. “Wilfried” est et a toujours été une créature urbaine, un prédateur social. Vivre dans la rue, aux crochets ou au dépens des autres lui est aisé. Il sait toujours jouer sur la pitié, la peur ou la discrétion, suivant les proies, pour obtenir ce qu’il souhaite. Lui, qui hait sincèrement le genre humain, en dépendait pourtant tragiquement. Dès lors qu’il s’essaye à vadrouiller loin de son “milieu naturel” la mort tente de l’emporter. Il était venu sur Lanula dans un but précis, la fameuse forêt aux mille conifères. D’après ses informations, les pokémons y résidant pouvaient s’avérer fort utiles pour ses sombres ambitions. Il s’était préparé, s’habillant chaudement, amenant des provisions pour plusieurs jours, et même de l’équipement pour pouvoir établir un campement. Le plan était simple, se poser dans cette forêt et gagner la confiance d’un de ses habitants à l’aide de nourriture. Cette démarche avait fonctionné avec Ahriman, affectionnant la simplicité et l'efficacité, reprendre la même méthode lui semblait logique. Une heure à peine après son arrivée dans ces bois de pins, le drame. Un Desséliandre enragé qui, malgré les efforts de l’humain pour désamorcer la situation, allant jusqu’à rappeler ses propres pokémons pour qu’ils n’attaquent pas l’arbre colérique, frappa. Un coup qui le blessa vicieusement, lui perforant les entrailles et transperçant son corps. Le Desséliandre, sans doute déçu de la faiblesse de sa victime, le laissa pour mort, dans le froid et la neige. Après deux heures d’agonie, il avait repris ses esprits, bandé au mieux la plaie et tenté de sortir du bois pour regagner le confort de Primcore en retrouvant le pont reliant cette île hivernale à Relica.

La douleur, le manque total de repère, un blizzard se levant et la nuit tombant, tant de raisons lui ayant fait perdre son chemin sur ces étendues de glace. Épuisé, il avait pourtant continué sa recherche toute la nuit, s’enfonçant toujours plus profondément en Lanula. Car le temps lui est compté. Il n’est pas médecin, loin de là. Tout le savoir qu’il peut bien posséder sur le corps humain ne lui était d’aucun secours. Il savait briser, blesser, torturer et détruire. Rien de bénéfique. Mais il reste suffisamment lucide pour comprendre qu’une hémorragie ne s’arrêtant pas le conduisant, lentement, mais sûrement, vers sa mort. Elle n’est pas sévère, épongée par ses pansements de fortune, ralentie comme le reste de son organisme par le froid sévère de cette île, mais sans fin. Il faut lui retrouver la civilisation, compter sur cette empathie qui lui fait tant défaut pour qu’on le sauve et arrache d’un destin qui ne lui plaît guère. Il ne craignait pas la mort en tant que telle, après tout, avec la maladie lui rongeant les poumons, sa fin est déjà signée. Ce qui irritait était simplement ne pas parvenir à remplir son objectif. Quitter un monde où il avait perdu sans avoir effleuré l’hydre hideuse qu’est l’Organisation. Sans avoir causé le moindre remous sur cet archipel artificiel et superficiel. Il tousse, ses pas mal assurés peinant de plus en plus à fendre le manteau blanc lui arrivant jusqu’aux genoux. Il lance une de ses pokéballs, libérant Ahriman, le Farfuret. Lui aussi était une créature urbaine, n’ayant jamais mis le museau hors de Primcore, mais Wilfried espérait que l’instinct de son allié saurait suffire à l’aider. Il n’a toutefois pas le temps de lui demander de l’aide, de le guider dans cette vallée et à travers toute cette neige. Il s’effondre, prit dans une quinte de toux violente, convulsant son corps et distordant sa plaie, transcendant tout son être de douleur. Trop fatigué pour pousser autre chose qu’un gémissement inaudible, il reste là, dans ce cercueil glacé, sombrant dans l’inconscience totale.

Au petit matin, au abord du paisible village de Frost, un Farfuret traînant péniblement le corps d’un homme inerte arrive enfin. Une fine ligne rouge dans la neige est laissée par cet étrange duo. Le pokémon est exténué, éreinté par l’effort colossal qu’il venait de produire pour sauver cet homme l’ayant recueilli et nourrit. Cet homme qui avait été bien plus bon et plus respectueux que ses anciens “maîtres”. Ces bêtes infâmes hantant ses cauchemars. Ahriman avait été attiré ici par les odeurs trahissant une présence humaine. Une aubaine, en espérant qu’il ne soit pas trop tard. Il s'efforce de se presser vers la première demeure qu’il trouve. Ses griffes venant frapper, encore et encore contre la lourde porte en bois. Une imploration lâchée pour les humains vivant ici. Une requête qu’il s'époumone à transmettre aux gens d’ici. Un vœu pour contrecarrer le funeste destin qui attend son partenaire.

Ses pensées sont ballottées, entre la terrible réalité et le néant de l’inconscience. Entre un enfer blanc, froid, douloureux et les ténèbres absolues et vide de toute sensation. Dans cette tempête où il perd tous ses repères, Wilfired essaye en vain de s’accrocher. De garder un semblant de raisonnement, de se rassurer. Son corps est gelé, engourdi par les heures passées dans la neige. Il ne se sent pas, ne sent pas Ahriman le traîner à travers ces terres de glace. La seule chose qu’il sent, l’unique constante dans ces instants de lucidité, reste la douleur. Ses entrailles mises à vif par sa blessure, gorgées de sang et l’emportant un peu plus loin du royaume des vivants à chaque instant. Sa vie siphonnée par cette plaie qui affaiblit un corps déjà bien mal en point. Allait-il mourir ? Non. Il ne peut pas se laisser crever aussi facilement. Il ne peut pas se laisser aller et accepter la douce étreinte de la mort, pas tant que Novabi existe, pas tant que l’Organisation est encore debout. Il use des rares instants de conscience pour défier son destin, s'agripper à la vie. Un tas de cendres fumantes face à un désert de glace indolent.

Ahriman, le Farfuret, avait trouvé un refuge. Trouvé de l’aide. L’humain qui lui avait ouvert lâchant sa casserole pour s’élancer à corps perdu dans le sauvetage de son partenaire mourant. Le bruit de cette dernière une fois au sol sonne comme un glas. Il était plus exténué qu’il ne le pensait et le fait qu’il ait réussi finit par l’achever de fatigue. Il chute, mais est rattrapé par un Capidextre qui, avec attention, le porte pour l’emmener près d’un feu de cheminée des plus accueillants. Ahriman reste donc là, dans un nid de couvertures, au chaud, observant leurs sauveurs. L’humain inconnu est déjà lancé, déchiquetant les vêtements de son maître pour pouvoir accéder au mieux à son horrible blessure. Cet homme aux cheveux blancs s’échine à maintenir l’ombre décharnée en vie, lui arrachant des gémissements de douleur dans ses manipulations. Et après un long moment d’agonie, un autre homme fit son entrée, se lançant lui aussi dans ce sauvetage in extremis d’un individu qui leur est l’inconnu. Le Farfuret ne sait quoi penser de cette situation. Son maître a en horreur les autres humains, n’arrête jamais de souligner leur dangerosité, qu’on ne peut leur faire confiance. Et pourtant. Ce sont bien des hommes qui viennent de l’arracher aux griffes de la mort. Perplexe, Ahriman finit par s’abandonner à la fatigue, s’endormant enfin près du feu.

Un crépitement, celui des bûches dévorées par les flammes. Il fait bon, une douce chaleur qui contraste grandement avec le froid vicieux qu’il a connu quelques instants plus tôt. L’odeur d’un feu de cheminée vient titiller ses narines. Il n’est plus seul dans la nature. Il tente de bouger. En vain. La douleur est toujours présente, mais bien moins violente, accompagnée par une absence totale de vigueur. Son corps avait tout donné pour le maintenir en vie le temps que quelqu’un ou quelque chose ne vienne le sauver. Il sent sur sa peau la pression des bandages et le poids de plusieurs couvertures. Il tente d’ouvrir les yeux, mais même ceci représente un effort trop conséquent pour le malade. Inerte, aveugle, sa voix grince une première fois dans un bruit atroce. Sa gorge est sèche, plus sèche que d’habitude. Peut-être était-il resté inconscient un long moment ? Dans tous les cas, Will a soif. Il a deviné qu’il devait probablement être chez quelqu’un. Son “sauveur”. Même s’il ne peut distinguer cet être, il mise sur le fait qu’on ne le laisserait pas seul, que ce soit par l’empathie que l’on éprouve pour un homme mal en point ou la méfiance face à un étranger. Il essaye de formuler une phrase, sa toux reprenant dès lors comme si son mal sortait également d’un long sommeil. ▬ A… Kof. À boire. Kof kof. Ces soubresauts déchiquettent sa gorge, rendent sa voix plus rude, tordent son corps dans des contractions déplaisantes. Il grimace de douleur, serre les dents. Il allait devoir limiter ses paroles, limiter ses toussotements, limiter le mal. Il reste là, sous les couvertures, tentant de réprimer au mieux le défaut biologique de ses poumons viciés, attendant une réponse de l’autre personne qu’il imagine à ses côtés.

Sa propre faiblesse le dégoûte. Faible, aveugle, il est incapable d’imposer ses ordres à son propre corps. Une prison de chair inerte et sourde. Il est à la merci complète de cet autre bien présent dans ce lieu dont il ne capte que les fragrances singulières et la chaleur. Il n’y avait pas de réponse à sa supplique, ou du moins aucune parole ne fut prononcées. L’alité avait toutefois entendu des bruits trahissant les actions de son présumé sauveur, la vaisselle que l’on manipule, l’eau qui se déverse dans un contenant, des pas lourds faisant grincer le bois. Cette entité silencieuse vint à lui, le manipule physiquement comme s’il n’était qu’un pantin désarticulé. Malgré sa force, cet être reste doux, délicat dans les mouvements qu’il accomplit. Une attention que Wilfried aurait appréciée peut-être si toute la situation n’attisait pas sa haine. Une haine tournée envers lui-même, pour son erreur, son manque de préparation, sa faiblesse et cette fin funeste qu’il n’a évitée que grâce à la chance. Il a commis le pire des péchés en se laissant prendre au dépourvu, en surestimant ses capacités et sous-estimés la dangerosité réelle des coins les plus reculés de l’archipel. Pire que tout, il ne doit son salut qu’à autrui, à cette force qui le maintien au mieux droit, humidifie ses lèvres et laisse quelques gouttes tomber dans sa gorge sèche.

Sa langue sort, un serpent maladif et pâle cherchant lui aussi à capter le précieux liquide. La douce pluie coule lentement, goutte à goutte, dans ce trou béant, asséché, putride. Il a bien du mal à retenir les côtés les plus primaires de son esprit qui ne souhaite ardemment que survivre en se noyer tout entier dans cette eau pure hors d’atteinte. Une de ses mains tente de se glisser vers l’autre être le désaltérant, essaye de l’agripper, de le forcer à fournir plus d’eau. En vain. Son lent mouvement se meurt dès qu’il entre en contact avec ce corps inconnu, incapable de soulever cette main avide et vicieuse pour assouvir sa pulsion animale. Il reste donc inerte, concentré à « boire » et réprimant au mieux sa toux. Après de longues minutes ainsi, la bruine cesse, ayant rempli son but. L’eau semble lui donner un semblant d’énergie. Elle parcourt son corps, se réverbère dans sa chair et renvoi en échos la douloureuse fatigue enracinée dans ses muscles décharnés. Il prend un peu plus conscience de son état déplorable, de la justesse à laquelle on l’avait arraché du monde des morts, du fait qu’il était encore dans cet entre-deux nébuleux où le moindre faux-mouvement pouvait l’amener à couler. Sa main glisse à nouveau, retournant près de lui, grimpant difficilement sur son flanc pour explorer son ventre. Il ne sent que les bandages encore humides sous ses doigts. La plaie a été refermée, mais reste fraîche. Dangereuse. Il doit encore rester ici, à la merci de cet autre qu’il finit par voir enfin en ouvrant péniblement les yeux.

Un homme dont la force de l’âge est derrière lui, mais qui reste grand, puissant. Une toison, d’un blond fatigué par le temps, qui couronne un visage dur. Les yeux morts de l’ex-Observateur fixent ceux de ce sauveur qui semble avoir vécu, qui semble usé. Il reste silencieux, impassible, devant cet autre le soutenant à bout de bras. Que dire ? Que faire ? Les engrenages de son esprit n’arrivent pas à tourner, brisés par la fatigue et la douleur. Il ne sait quel masque adopter. Quel coup jouer ? Il ne fait qu’observer cet homme, incapable d’analyser ce qu’il voit. ▬ Merci. Kof kof. À peine plus qu’un murmure, éveillant sa toux cancéreuse avec elle. Un mot lâché sans émotion aucune, dans la voix ou dans ses traits. C’était là la seule chose qui lui semblait naturelle à dire. C’est ce que les humains disent quand on leur apporte de l’aide. Une marque de gratitude. Will ne sait si c’était bien cela qu’il ressentait, trop exténué pour véritablement réfléchir à cette question. Il se laissait au mimétisme le plus simple de tout ce qu’il avait vu de son vivant. Laisser son instinct le guider tant qu’il ne peut user de son esprit. Quelque chose vint tirer son regard de mort loin du visage du bon samaritain. Une ombre glissant aux abords de son champ de vision. Ahriman, éveillé par la faible voix de son maître, avait quitté sa place près de l’âtre chaleureux pour se camper à ses côtés. Le Farfuret lance un regard bien plus expressif que son maître en direction de l’humain les ayant recueillis. Une gratitude muette mais bien plus sincère comparée à la pâle imitation jouée maladroitement plus tôt par Wilfried. Ce dernier essaye, sans succès, de lever son autre main pour la poser sur le crâne de son brave camarade l’ayant traîné jusqu’ici. Une main qui, comme l’autre, semble peser plusieurs tonnes, reste quasi-inerte contre la peau d’Haydaim. Ahriman remarqua toutefois cela et, le plus simplement du monde, vint s’allonger près de l’alité et glisse sa tête sous cette main immobile, ronronnant légèrement et reprenant sa sieste bien méritée. Bien que toujours tourné vers l'être humain, son regard se perd sur le Farfuret à ses côtés. Sa bouche se meut une nouvelle fois, laissant sa voix s'échapper encore, légèrement teintée reconnaissance cette fois-ci. ▬ Merci.