Une agression à Sinnith aurait été l’instigatrice d’une rechute de mes mauvais comportements.
Ne me blâmez pas; on ne montre pas de nouveaux tours à un vieux Caninos. Et la violence, elle est tout ce que je connais.

Chez les Shinguji, on ne communique pas.

On ne passera pas par quatre chemins; j’ai éclaté la tête d’un mec qui voulait me raqueter contre un mur de brique. J’en ai vu les conséquences; la déception dans le visage d’Elijah.
Mes jointures abîmées sont encore croûtées de leur gale.
On a réussi à glisser ce dossier sous le tapis comme de la légitime défense, et outre qu’une conversation sans doute trop longue et radotante avec mon jadis intervenant qui n’en était pas un, qui aujourd’hui je crois pouvoir appeler mon petit ami, j’ai pu m’en sortir assez bien.

Mais cette altercation avait déclenché un mécanisme de défense qui m’avait fait faire au moins dix pas à l’arrière. Et si au travail, je tentais de m’ouvrir et de garder mes relations aussi neutres, mes discussions aussi courtes que la vie me le permettait…
Une fleur était poussée au mauvais endroit, au mauvais moment.

« Pauvre sotte », je lui avais souvent pesté dans mon dialecte.
Je la trouvais trop stupide pour comprendre des tâches pourtant si simples.
Trop lente.
Trop faible.

Je n’ai pas choisi de tourmenter Alicia. C’était seulement une mauvaise rencontre, au mauvais moment… Et si nous avions plusieurs altercations et frictions lors de nos quarts de travail au refuge, des disputes répétées explosaient.

J’avais demandé à ce qu’on soit séparés, je n’aime pas bosser avec des personnes incompétentes.
Mais Violette m’a mis autre chose en tête.

Elle et Elijah, bien sûr. Bien que poil de carotte ait eu un discours un peu plus rude, il m’a fait comprendre que je ne devais pas projeter mes ressentis sur les autres.
Il avait raison, non ?
Alicia n’a jamais rien fait de mal, et je n’avais aucune idée de pourquoi j’étais aussi hostile avec elle.



Il faisait froid.
Les vents hivernaux se levaient doucement sur Roquarelle, et seuls les plus braves avaient l’intention de défaire ces grosses palettes de sacs de nourriture. Moi, j’attendais impatiemment la neige; dommage, en cette mi-novembre, je n’avais que le vent glacial et les pluies trop froides pour me donner un avant-goût des fêtes.
Je venais tout juste de terminer de placer toutes les poches de croquettes à leur place respective que je jugeais mériter une pause.

Ça m’apprendra à ne pas avoir massé mes cicatrices…

Je longeais le couloir, légèrement pris dans mes pensées, qu’une voix timide venait écorcher mes oreilles alors que je levais les yeux sur l’individu qui en était détentrice.
Alicia qui, malgré nos quelques accrocs, me saluait.
Elle faisait même quelque chose qu’elle n’avait jamais fait auparavant : elle s’était incliné.

Je n’étais jamais réellement du genre à pousser ma culture sur les autres, bien que je la respecte moi-même. Mais lorsque d’autres faisaient l’effort pour moi, qu’ils soulignaient un respect et une politesse de façon à ce que je comprenne également…
C’était jouer avec une corde sensible.

« Alicia. »

Comme un poignard, je manquais souvent de tact. Que voulez-vous, mes parents ne m’ont jamais appris les nuances des émotions. Je vacillais entre timidité et hostilité.
Je voyais bien que mon interpellation la prenait de court, à la voir sursauter; je fais si peur que ça ? Une réaction si subtile qui me tiquait une réflexion.
Je tentais de m’adoucir pour lui permettre de comprendre que pour une fois, je ne cherchais pas les ennuis. J’évitais le contact visuel, et je gardais une distance physique par simple respect.

« Je crois qu’il y a des choses dont il faut parler. »

Une hésitation, une curiosité, qui sait ? Mais j’avais réussi à la retenir.
Je me doutais qu’elle avait parlé à Violette, Shawn, ou lu mon dossier. Mais je ne suis pas du genre à me justifier.

« Je voulais vous demander pardon pour les dernières semaines, je crois avoir agi de façon incorrecte. Je dirais que c’était très peu professionnel. »

Évidemment que je m’inclinais.
Pour qui me preniez-vous ?
Je n’implorais pas encore, soit. Mais au moins, je lui démontrais mon respect.

« Mes sincères excuses, je tenterai au possible à ce que ça ne se reproduise pas. »

C’est tout, hein ?
Je n’ai… peut-être pas particulièrement envie d’en ajouter.
Je ne crois pas qu’elle prend mes excuses, mais au moins, les cartes sont sur la table. Non ?

Je ne suis pas de nature douce.
Si j’étais trop émotif, trop pris dans ma dépression, souvent, on me claquait derrière la tête. Charmant.

Vivre dans un environnement froid m’a rendu froid. Enfin, je peux blâmer une forme de misanthropie également. Je devrais reprendre la thérapie…
Lorsque j’aurai le courage de payer quelqu’un pour lui parler de mes soucis pendant une heure.

Alicia semblait sonnée. Il lui fallut du temps pour s’exprimer, et d’ailleurs, mon regard montrait sans doute mon impatience pour une réaction. J’avais simplement envie d’en finir et que l’on passe à autre chose.
Ce serait cela, rien d’autre.

…non ?
Je ne suis pas très doué pour me faire des amis.
En fait, je n’ai pas vraiment d’amis. Simplement car les gens m’agressent, pour la plupart du temps. Elle bafouillait que j’étais gentil, je ne pouvais qu’en pester, déviant les yeux alors qu’une brève chaleur caressait mes joues.
Comme si j’allais la laisser savoir que de souligner mon progrès me faisait sentir bien.
Il n’y a qu’Elijah qui sait ça.

Elle commençait à radoter comme quoi elle croyait avoir fait quelque chose de mal. Je croisais les bras et penchais la tête sur le côté, le regard aussi neutre que je pouvais me permettre.

« Non. Cependant, tu pourrais revoir ta façon de travailler pour certains aspects. De plus, tu as utilisé mon prénom beaucoup trop vite, je crois avoir été clair lorsque je soulignais que nous ne sommes pas amis. »

Idiot.
Me revoilà à me fermer comme une huître alors que je devais la rassurer et la laisser comprendre que je n’étais ni agressif, ni en colère. Je fronçais les sourcils, en secouant la tête accompagnant mon expression d’un geste de la main.

« Enfin… Je me suis mal exprimé… C’est simplement que j’ai du mal avec la barrière culturelle… Je crois que socialiser n’est pas dans mes meilleures cordes. Tu m’en excuseras. »

…c’était mieux ? Sûrement.
Je n’étais pas du genre à supplier, et parfois même ça m’attirait des ennuis. Mais cette conversation reprenait à zéro lorsqu’elle me remerciait pour mes excuses. Je sentais mes rougeurs reprendre alors que j’eus un mouvement de recul.

« …il n’y a rien là. »

Je ne comprenais pas pourquoi elle s’emballait. On ne s’est jamais excusé à moi, lorsqu’on m’a fait et dit des choses inhumaines.
Dégoûtantes.
Elijah m’a proposé de m’excuser et de me montrer plus gentil avec elle. Alicia n’est pas responsable de cette attaque à Sinnith. Et si elle est aussi lente, peut-être que c’était car elle avait besoin d’un coup de main au travail.
Je crois que parler à une source extérieure, même si ce n’était pas mon fort, avait pesé énormément dans la balance.

Elle semblait essayer très fort. Alicia était plus jeune que moi, et pourtant, elle semblait vouloir à tout prix plaire à tout le monde.
C’était un mécanisme que je ne comprenais pas. Les humains sont si pourris; pourquoi tenter de développer des affinités ? Pourquoi…
…moi ?
Après tout ce que je lui ai dit.
La façon dont je lui ai parlé.
Suis-je même près de mériter son pardon ?

Je n’offre pas le mien, pourtant. Et voilà qu’Alicia boit mes mots dans l’espoir de s’améliorer. Car on sait tous qu’ici, c’est surtout moi qui est en tord.

« Okay. »

Je fronçais les sourcils.

« Travaillons ensemble, et s’il y a quelque chose… communiquons, je suppose ? »

J’allais essayer. Mais j’avais complètement zappé sa première question, j’en soupirais légèrement, frottant doucement mon pouce gauche contre les gales de mes jointures droites.

« Il est un peu trop tard pour revenir en arrière, non ? Je suppose que c’est différent ici; il est plus commun d’appeler quelqu’un par son prénom. Appelle-moi Michi et c’est tout, mais n’en fais pas tout un plat. C’est pas comme si c’était un privilège… ou peu importe. »

Je gonflais les joues que je venais rapidement détourner le pas.
Je détestais déjà ça. M’ouvrir à une personne gentille avec moi.

« Tu as toujours de la difficulté avec les cargaisons de dons de nourriture ? Nous avons reçu une palette, ce matin. J’y arriverai tout seul, mais c’est l’opportunité de te montrer un truc donc… »

J’accélérais le pas dans le corridor alors qu’elle me suivait, jusqu’à tomber face à un coffre plein de sacs à moitié remplis de croquettes. Des sacs qui devaient peser entre 10 et 15 kilos, je regardais Alicia.

« Faisons la chaîne pour les déposer sur le chariot. Évite de pencher ton dos; tout part de tes jambes. Ça va t’éviter des blessures… »

…
Nous étions bien partis. Et franchement; remplir les chariots à deux, ça allait largement plus vite. Surtout avec une quantité aussi monstrueuse, les Centre Pokémon avaient été généreux avec le Refuge…
Une question brûlait mes lèvres, alors que je venais prendre une pause de notre court exercice du jour. Je me retournais lentement vers elle.

« Dis-moi, Alicia… »

C’était un sujet délicat. Mais je devais demander…

« …tu étais au Festival Agricole, toi ? »

Je manque de tact.
Les émotions et moi… Nous sommes très proches, certes, mais souvent, j’ai du mal à les comprendre.
J’ai du mal à me comprendre.

Je ne sais pas pourquoi je devais parler du Festival Agricole. Mais depuis ces événements, quelque chose était mort en Elijah. Certes, nous nous étions disputés car j’avais découvert des choses sur lui, cependant…
J’ai pu comprendre ce qu’il ressentait vraiment pour moi.
Ce que je ressentais pour lui.

Malgré tout ça, j’ai remarqué son regard plus triste et son énergie plus lourde. J’ai vu les images à la télé, mais était-ce aussi pire que les médias le traduisaient ? Alors, j’ai interrogé Alicia.
Sans comprendre que c’était sûrement déplacé.
J’ai pu entendre sa voix craquer entre ses bégaiements, et son visage rougir légèrement. Ses yeux miroitaient de leurs larmes et des émotions. C’était presque poétique de voir la tristesse étouffée déborder d’Alicia. Je m’inclinais.

« Pardon d’avoir remué le couteau dans la plaie. »

Je soupirais, et je déviais le regard.

« Quelqu’un que j’ai-…. Ahem. Quelqu’un qui compte beaucoup pour moi, était présent au festival et… Je crois que les événements l’ont changé. Je n’arrive pas à comprendre… Car les médias disent une chose, mais personne n’en parle outre que par le biais de ce que l’on montre aux spectateurs. Je reste parfois debout à me demander les atrocités qu’il a pu voir, pour qu’un tel homme puisse briser. »

Parce qu’Elijah a le sang froid, et ne recule devant rien.
Mais depuis cette attaque, je remarque que ses bouteilles se vident plus rapidement.
Ça, c’est un autre sujet. Pour une autre fois.
Mon inquiétude… Je décide de la confier à ma collègue.

« Ne t’excuse pas. Quand tu mets un truc dans l’univers, assume-le. »

Et même si j’étais sévère, je m’adoucis d’un coup.

« …c’est pas criminel d’avoir des sentiments, Alicia. Si tu arrives à comprendre les tiens, il n’y a aucune honte à en parler ou en pleurer. Après tout, c’est moi qui ai demandé… »

C’est peut-être ma faute.
Je m’assoyais sur une poche de croquettes et j’invitais Alicia à faire de même.

« Je pense qu’il y a beaucoup dans ta tête. Shawn n’est pas là aujourd’hui alors… Je pense qu’il ne sera pas trop fâché si on prend un instant pour échanger. Qu’en dis-tu ? »

Un essai à la gentillesse.
Parce que pour une fois, je me dis que ça ne pourrait pas faire de tord.
À voir si elle le prend.

Kohana Shinguji,

Je sais que tu n’es pas vraiment habituée à recevoir des lettres à ce nom. Tu utilises plutôt l’alias Améthyste. Mais tu sais aussi bien que moi la véritable signification derrière ce pseudonyme; l’ultime raison qui justifie pourquoi ce n’est pas qu’un pseudonyme.

Tu l’utiliseras pendant des années, ce pseudonyme, car tu as un secret que tu n’assumes toujours pas. Crois-moi, je sais de quoi il s’agit.
Qui suis-je ? Tu n’as pas vraiment besoin de le savoir, mais je crois te connaître mieux que quiconque.

Kohana, je ne veux pas te décourager, mais je veux simplement te rappeler que ça n’ira pas mieux. Tu auras l’espoir que de couper tes cheveux, perdre du poids et porter les uniformes des garçons, ça te soulagera, mais tu sais, ce n’est qu’une mascarade pour cacher la façon dont ils te perçoivent.
Ce sera difficile.
Tu tomberas, de très haut. Tu vas tomber dans ce qu’il y a de plus humiliant et inhumain pour n’importe qui démontrant moindrement de respect de lui-même. Tu vas vivre des atrocités qui frôlent la torture, pour ton propre bien, on va te dire.
C’est ce qu’il va te dire.

Comment va ta relation avec ton père, Kohana ?

Tu vas l’enterrer alors qu’il ne sera pas mort.
Je sais, tu l’estimes énormément. C’est ton père; il t’aime et son devoir, c’est de protéger son unique fille. Mais lorsque tu auras besoin de lui au moment le plus fatidique de ta vie, il ne sera pas là. Il te jettera dans la gueule du loup, celle qui t’arrachera tes mots et ce que tu as de plus précieux.
De plus intime.

Je suis désolé, Kohana.
Tu ne t’en remettras jamais, de ça. Et ton père, ton père qui prétend t’aimer tant, tu vas le détester. Tu y penseras, coincée entre ces quatre murs, et ton cœur, il se serrera.
Et plus tard, tu tenteras de le trouver dans l’homme que tu aimeras.

Ce n’est pas tout à fait mauvais, mais ce que je sais, c’est que tu auras mal.
Tu aurais aimé entendre cette phrase, alors je vais te la dire; ce n’est pas criminel d’avoir mal, ou d’avoir des sentiments.
Un jour, tu comprendras. Ton secret, tu l’assumeras. Et tout va faire du sens pour toi. Mais en attendant, essaie de survivre.
Car la route, elle sera longue.
Et les choses, elles seront pires.

- Améthyste


Les médias n’exagèrent pas, au contraire.
Ils tentent d’étouffer l’affaire. Probablement pour éviter la panique générale, ou peut-être même était-ce à la demande de l’Organisation. La mort semblait hanter l’esprit d’Alicia, et je pouvais le voir à la façon dont ses yeux perlaient.
Elle n’arrivait pas à les retenir, ses joues étaient humides et rougies par la peine. Je n’ai jamais été très doué pour consoler les gens; en vérité, même mes cousins et cousines n’ont jamais pleuré devant moi, ou devant leur parent. Au temple, j’attendais souvent d’être seul pour étouffer mes sanglots lorsque la pression devenait trop grande.

On s’étonne que j’arrive à bien masquer.

Je ne sais pas vraiment comment Alicia se sent, et j’ai du mal à la saisir. Peut-être aurais-je dû me taire, mais la curiosité tue le Miaouss, comme mon père disait.

Je ne pouvais que regarder Alicia, sans trop savoir quoi faire pour la soulager. La confusion s’emparait de moi, mais je tentais tout de même de ne pas me montrer émotionnellement indisponible. J’aurais aimé que les autres soient disponibles pour moi lorsque j’en avais besoin.
Mais bon.
C’est comme ça.

Elle acceptait de prendre une pause, et moi, je soupirais pour alléger mon malaise. Je regardais toujours autour de moi; j’avais bien remarqué cette caméra, les yeux pervers de l’Organisation, pointée directement sur nous.
Au diable. Ils ont sans doute vu largement pire que deux bénévoles assis sur un sac de croquettes, échangeant un moment de vulnérabilité.

Dans un silence soudain, je m’étais relevé pour aller faire un crash rapide à la salle des employés. Était-ce l’heure du déjeuner ? Pas vraiment. Au diable. Selon moi, rien n’est plus réconfortant et valorisant que de la nourriture.

« Je ne connais pas tes goûts, mais si tu veux, je te donne mon bento. Je ne comptais pas vraiment tout manger, de toute façon. »

C’est faux. Mais je voulais être gentil, pour une fois.

« C’est une salade de concombres, avec des tomates, des oignons rouges et du fromage feta. Pour être honnête, je n’aime pas vraiment les tomates, mais sans ça, c’est plutôt fade, je trouve… Ah. Et dans le petit compartiment d’à côté, il y a des myrtilles et des framboises. Sers-toi, je t’en prie. »

Un petit bento pour une petite personne.
De mon côté, je préférais le compartiment du dessous. Un œuf cuit dur, des branches de céleris et du hummus. Elijah m’a dit que je devais manger plus de légumes, il devait avoir raison alors… J’ai fait avec les retailles de ce qui lui restait dans son frigo.
À la recherche de quelque chose à me mettre sous la dent.

« Il y a autre chose que tu as à me dire, Alicia ? » dis-je, avant de croquer dans une branche de céleri.

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